Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
Les écrits de Gérigé

Chasse à l'homme

30 Octobre 2018, 11:53am

Publié par Gérigé

Chasse à l'homme

 

 

Tout commença il y a vingt ans. En septembre 1998 j'eus des journées de travail très chargées et comme il faisait très chaud pour la saison, le soir je n'arrivais pas à m'endormir et le matin je me réveillais souvent vers 5 h et même parfois 4 h. Après trois semaines à ce rythme, je réussis à m'accorder une après-midi de repos un dimanche où je n'avais pas la garde de mes deux enfants. J'en profitai pour m'allonger après le déjeuner afin de lire un peu et m'assoupis avant d'avoir tourné la première page. Je somnolai ainsi quelques instants puis étais réveillé par le bruit d'une voiture qui passait dans la rue. Je repris ma lecture un moment mais je plongeai à nouveau dans le sommeil rapidement. J'alternai quelques micro-siestes avec des phases d'éveil avant de sombrer pour de bon dans un sommeil profond.

C'est le chien du voisin qui m'extirpa soudainement des bras de Morphée par ses aboiements répétés. Ce fut un réveil lourd. J'étais engourdi et j'eus du mal à émerger. Cela vous est sans doute déjà arrivé, cette impression de ne pas avoir assez dormi ou au contraire d'avoir eu un trop plein de sommeil ou bien d'être réveillé au milieu d'un cycle, la tête engourdie, le sentiment d'avoir quitté son corps et de ne pas l'avoir complètement réintégré. Cela m'était déjà arrivé, sensation désagréable où je me levais maladroit, mal luné. La seule solution, prendre un café serré pour retrouver les idées claires.

C'est ce que je fis ce jour-là mais cela ne produit pas l'effet souhaité, j'étais toujours dans le coaltar. Après avoir ingurgité un expresso je décidai alors de prendre une douche pour me revigorer l'esprit. Or, en sortant de là j'eus l'impression nette d'une déchirure à l'intérieur de moi avec pour corollaire la sensation d'être encore plus déphasé, comme si réellement une partie de moi était à l'extérieur de mon corps. Je n'étais franchement pas bien et en me regardant dans le miroir de la salle de bain je crus l'espace d'un instant me voir en double. Je passai le restant de l'après-midi enfoncé dans un fauteuil devant la télé, ressentant une grande fatigue mais n'arrivant pas à m'endormir. Je ne me souviens plus de ce que j'ai regardé car je zappai régulièrement n'arrivant à me concentrer sur rien de précis. Lorsque la nuit tomba je me décidai à me lever. En me retournant pour poser la télécommande je crus percevoir quelqu'un assis sur le fauteuil que je venais de quitter. J'étais totalement vaseux mais je pris tout de même un dîner sommaire et partis me coucher immédiatement. Cette fois je m'endormis rapidement. Je passai une longue nuit sans rêve et me réveillai le lendemain matin tout à fait mieux.

En arrivant à mon travail je croisai ma collègue Brigitte dans le hall d'entrée qui à ma vue me lança « Déjà revenu ? ». Je la toisai du regard, dubitatif, sans même lui adresser la parole. Une minute plus tard, Lucien me dit dans un couloir « Je croyais que tu ne revenais qu'en fin de journée ? ». « Qui t'a dit ça ? », répliquai-je. « Tu perds la boule mon vieux. On s'est croisé il y a cinq minutes. Aller, à plus. Il faut que je file, j'ai une réunion. ». En franchissant la porte de mon bureau je compris que quelqu'un s'y était installé. En apparence il était rangé mais plusieurs objets n'étaient plus à leur place. Je me rendis compte assez vite qu'une partie des dossiers en suspens avait été traitée et je dois l'avouer bien traitée. Je pus vérifier qu'il n'y avait aucune erreur. Tout cela représentait une demi-journée de travail. Se pouvait-il qu'un individu me ressemblant soit venu tôt ce matin-là ?

Durant les trois jours qui suivirent, le même phénomène se produisit. J'arrivai au boulot et je croisai toujours une personne pour me faire une remarque sur le fait que je revenais après être parti, semblait-il, quelques instants plus tôt. Lorsque je m'installai à mon bureau je ne pouvais que constater qu'une partie de mon travail avait été réalisée. Cela ne m'amusait nullement et ne pouvait durer. Le quatrième jour je décidai de me rendre au boulot avec deux heures d'avance. Je franchis les portes de mon entreprise à 7 h au lieu de 9 h et me dirigeai à mon bureau d'un pas décidé. L'ordinateur était allumé et un café fumant était posé à côté de la souris. Qui que ce soit, il était dans les parages. Je me postai sur le seuil de mon bureau guettant le moindre mouvement des deux côtés du couloir lorsque je l'aperçus sortant du local de la photocopieuse avec une liasse de documents à la main. « Hé ! Vous ! » lui criai-je. Il leva la tête dans ma direction et quand il me reconnut, lâcha ses papiers qui volèrent en tout sens et prit la fuite en courant. Je restai abasourdi quelques instants car je l'avais reconnu : c'était moi. Je me lançai à sa poursuite avec un temps de retard. Il avait pris l'ascenseur et je fus contraint d'emprunter les escaliers pour descendre les six étages. Lorsque je sortis dans la rue, je l'avais perdu de vue.

Trop perturbé par cette rencontre je pris ma journée et rentrai chez moi. Je passai une grande partie de mon temps à ressasser ce qui s'était passé, revoyant son visage quand il me reconnut. J'avais beau chercher une explication mais n'en trouvai pas dans l'immédiat. C'était impossible et néanmoins vrai. Il était moi, un double de moi, cela ne faisait aucun doute dans mon esprit. C'était comme se regarder dans une glace et n'avoir aucune surprise à y voir son reflet. Je ne me voyais ni alerter mes collègues, ni ma hiérarchie et encore moins la police. Qu'auraient-ils imaginé ? Que je devenais fou ? Non, c'était hors de question. Mais il était tout autant hors de question de laisser cette situation perdurer. Tout en réfléchissant à ce que j'allais entreprendre, je sortis pour faire quelques courses dans la supérette de mon quartier. J'étais décidé à prendre quelques jours de congé pour régler cette histoire. Il fallait que je le coince !

Au rayon boucherie je commandai un rôti de bœuf. Le boucher me dévisagea « Vous en voulez encore ? L'autre était trop petit ? ». Mon sang ne fit qu'un tour. Il était là ! Je laissai mon chariot et commençai à courir frénétiquement dans le magasin à sa recherche. Je le trouvai assez vite au rayon des fruits et légumes. Je décidai d'attendre un instant pout l'observer. Drôle de sensation de se voir. Non seulement il me ressemblait mais il portait mes habits. Non pas ceux du jour mais c'était bien les miens. Je me voyais comme si j'étais sorti de mon corps et m'observait. C'est là que je compris. C'était un autre moi car il était réellement sorti de mon corps le dimanche précédent. Tout s'expliquait, les sensations étranges que j'avais éprouvées ce jour-là. L'impression de me dissocier. Enfin… Tout s'expliquait en partie car je ne comprenais pas qu'une telle chose puisse arriver. Il était là, à quelques mètres, faisant ses petites affaires. Choisissant, semblait-il, les mêmes fruits que j'avais l'habitude d'acheter… des pommes, des bananes, des kiwis. Ayant les mêmes attitudes, les mêmes gestes. À un moment il laissa son chariot et s'éloigna puis se retourna comme s'il soupçonnait ma présence. Il me fixa droit dans les yeux comme pour me dire je sais ce que tu penses et prit la fuite encore une fois. Je partis immédiatement à sa poursuite avec la volonté de ne pas le laisser s'échapper cette fois.

Dans la rue je l'aperçus une trentaine de mètres devant moi. Je le coursai mais n'arrivai pas à le rattraper. Quand j'accélérais il faisait de même, quand je ralentissais il en faisait autant. Sa course était calquée sur la mienne bien qu'il me devançât. Nous courûmes ainsi plus de cinq minutes dépassant plusieurs pâtés de maisons et d'immeubles invariablement séparés par une trentaine de mètres puisqu'il allait exactement à la même vitesse que moi. Exténué, je stoppai ma course et me mis à marcher. Il fit de même en jetant des regards vers moi et en commençant à progresser comme un crabe. Il était essoufflé et en sueur. « Qui es-tu ? » lui demandai-je. « Tu le sais très bien » me répondit-il. Je ne cherchai pas à reprendre ma course sachant d'avance que ça ne mènerait à rien. Je continuai alors à marcher et à le suivre. Après quelques minutes les idées se bousculèrent dans ma tête. Il n'avait rien à faire dans mon monde. C'était une erreur et je devais réparer cette erreur. Il ne pouvait pas être sorti de moi et mener une vie identique à la mienne en parallèle. J'étais à nouveau calme depuis un petit moment, mon pouls et ma respiration ayant retrouvés un rythme normal. Mon autre moi continuait à marcher moitié en crabe, moitié normalement, restant sur ses gardes. Cette irréalité, cette impossibilité, cette erreur de la nature… je devais l'éliminer. Il en allait de mon équilibre, je le sentais. Le supprimer, le liquider… Oui, le tuer.

Je réalisai soudainement que la nuit était tombée. Nous marchions depuis longtemps et nous étions arrivés dans une zone industrielle abandonnée où l'éclairage publique était mauvais. Un réverbère sur trois devait fonctionner.

Arrivé à l'angle d'une rue il s'arrêta et me fit face. Je m'arrêtai également notant un changement d'attitude dans mon autre moi. Il me regarda un moment sans rien dire. L'air était pesant comme si quelque chose de grave allait se produire. Je me mis soudain sur mes gardes alors que c'était moi qui l'avait pris en chasse. Que mijotait-il ? Il brisa soudainement le silence et m'avertit « Si j'étais à ta place je ferai gaffe. ». D'un hochement de tête il me fit signe de regarder derrière moi. Je pivotai pour voir ce qui se passait et vit un individu à une centaine de mètres qui fonçait sur moi avec une hache à la main. Me retournant à nouveau, je me rendis compte que mon autre moi avait disparu. Je courus aussitôt jusqu'à l'angle et le distinguai qui filait au loin. « Putain de salopard ! » marmonnai-je. Repensant à l'autre cinglé qui arrivait derrière moi, je me retournai une nouvelle fois pour lui faire face. L'individu s'arrêta à une trentaine de mètres, suffisamment près pour que, même sous un mauvais éclairage, je le reconnus aussitôt. « Qu'est-ce que c'est que ce bordel ! » m'écriai-je désemparé. « Tu l'as dit, bouffi ! me rétorqua-t-il. Ça fait deux mois que je suis à ta recherche et je t'ai enfin retrouvé espèce de salopard ! Depuis que tu es sorti de mon corps, ma vie est un enfer. Alors y a pas trente-six solutions ! Je vais te faire la peau et ce sera réglé. » Sur ces mots il se mit à courir comme un forcené dans ma direction en gueulant « PUTAIN DE SALOPARD !! ». Je me retournai instinctivement et courus comme jamais je n'avais réussi à le faire, sous l'effet de l'adrénaline. La rue dans laquelle je m'étais engagé était la même que celle qu'avait emprunté mon autre moi quelques secondes avant. Elle n'était éclairée que sur les cinquante premiers mètres environ. Je filai vers la zone obscure quand j'entendis un bruit sourd derrière moi, comme une chute. Je me retournai et constatai que l'autre cinglé était tombé en prenant son virage à l'angle de la rue. C'était ma chance. Je filai tout droit et m'enfonçai dans le noir. Après quelques secondes j'entendis des cris derrière moi. Je me retournai à nouveau et vit deux types qui se battaient à la limite lumière – ombre. Je stoppai ma course et compris que le cinglé se battait avec mon autre moi. Ce dernier avait dû se cacher dans un coin pensant m'échapper mais malheureusement pour lui il était tombé sur plus malin. Les deux individus étaient à terre dans une lutte acharnée. Soudain l'un d'entre eux prit la hache qui entre temps était tombée à terre et l'abattit sur l'autre… Une fois… Deux fois. Le silence revint et les deux individus ne bougèrent plus. On aurait pu croire que j'avais mis la télé en mode pause. Le vainqueur finit par se relever après de longues secondes et resta un moment à observer l'autre qui ne bougeait plus. Qui avait gagné ? De ma position il m'était impossible de faire la distinction entre le cinglé et l'autre moi. Le vainqueur posa la hache et se pencha sur le corps de l'autre pour lui faire les poches semblait-il puis il regarda dans ma direction et avec sa main fit signe de se trancher la tête. Était-ce une menace ou bien voulait-il me montrer qu'il en avait fini ?

Je ne sus jamais si c'était le cinglé ou l'autre moi. Après s'être battu il s'en retourna en marchant et disparut. De mon côté je m'éloignai des lieux et de la ville dans l'obscurité. Quel que soit le mort, les autorités finirent par déclarer que c'était moi. Il fallait que je fuie, quitte la région, quitte le pays.

N'ayant aucun souvenir d'être sorti du corps d'un autre moi, je ne cessai de me demander où était la vérité. J'ai toujours eu les pieds sur terre mais je gardai précieusement la rubrique nécrologique découpée dans le journal qui stipulait que j'étais décédé, battu à mort à coups de hache. Une preuve que j'avais l'esprit sain.

Les années s'écoulèrent et je refis ma vie, me mariai et eut trois enfants. Toute cette histoire me hanta chaque jour mais je n'en parlai à personne. Il y a huit ans je le croisai une dernière fois par hasard dans un aéroport. Il était marié lui aussi et avait trois enfants. Je l'observai à l'écart quand il finit par me remarquer. Il me fixa un moment puis me sourit et me fit un clin d’œil comme pour me signaler que tout était terminé. Il me tourna le dos et s'éloigna avec sa famille. Qui qu'il puisse être, lui aussi était mort ce jour-là.

 

Gerry GALTIER, octobre 2018

Commenter cet article